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La mère Michel

Voici un conte que vous apprécierez peut-être si, tout comme moi, vous aimez l'art contemporain :


Denise Michel était devenue à soixante ans passés, le peintre à la mode en vogue sur les deux continents. Ses tableaux dont les galeries n'avaient pas voulu alors qu'elle était encore jeune, s'arrachaient dans les salles de vente et avaient fait la fortune de la galerie des frères Grandepince qui l'avaient découverte et lancée à cet âge avancé.

Le célèbre critique d'art Daniel Dumortier qui faisait la pluie et le beau temps sur le marché de l'art et que tous les artistes redoutaient, était également pour beaucoup dans cette réussite spectaculaire. Les mauvaises langues qui s'activent dans le microcosme de l'art, insinuaient qu'une étroite connivence le liait aux deux frères Grandepince et que leurs efforts conjugués avaient permis de lancer plusieurs artistes de second rang, doués de plus ou moins de talent, dont la soudaine célébrité avait contribué à remplir le bas de laine des trois compères.

Quoi qu'il en soit, Denise Michel, que tout le monde appelait évidemment la "mère Michel", semblait avoir un certain talent car sa renommée dépassait, et de loin, celle qu'avaient pu acquérir les quelques peintres soutenus par la galerie qui l'avaient précédée. Ses tableaux, bien sûr, étaient abstraits car la mère Michel n'était pas très douée pour le dessin et n'aurait pu faire carrière dans le figuratif ou la bande dessinée. Mais enfin, ses œuvres étaient assez déroutantes pour retenir l'attention des plus farouches opposants aux graffitis à la mode que les critiques d'art encensaient. La fluidité du trait, les nuances de gris sur la toile blanche, la délicatesse du coup de pinceau enchantaient l'œil le moins averti et les collectionneurs accumulaient ses œuvres dans leurs coffres-forts..

Julien Lepur, à peine sorti de l'école de journalisme de Lille, avait trouvé tout de suite et de manière assez inespérée, un emploi dans un journal à la diffusion assez confidentielle, l'Écho de Perpignan où il tenait la rubrique consacrée à l'art. Cet emploi n'était cependant pas dû au hasard car son talent d'écrivain était certain et sa plume acérée savait découvrir les failles ou les pépites d'or cachées au plus profond des œuvrer littéraires, picturales, cinématographiques ou musicales qu'il commentait.

La peinture était sa passion, il consacrait la majeure partie de son temps à visiter musées et galeries d'art et donnait, dans ses rubrique la priorité à cet art majeur. Cela agaçait d'ailleurs le rédacteur en chef du journal qui aurait préféré voir le cinéma occuper la première place de ses colonnes mais Julien avait du talent et ses articles étaient parfois cités dans les médias. Il était en train, après seulement quelques mois passés au journal, de se forger une réputation flatteuse et il considérait son avenir avec optimisme.

La peinture de la mère Michel l'intriguait. Certes, l'art abstrait vivait d'artistes mercenaires au talent inexistant et à la réputations entièrement fabriquée par les galeries mais les tableaux signés Michel avaient quelque chose de particulier. Ils provoquaient un effet envoûtant et quasiment hypnotique sans doute dû à la perfection des lignes dont les courbes régulières enchantaient l'œil. Julien décida qu'il devait y avoir là quelque secret peut-être aussi important que le "sfumato" du grand Léonard ou le vernis de Van Eyck et qu'une investigation en profondeur s'imposait. Pour cela il fallait surprendre l'artiste dans son travail, étudier sa technique, son matériel et ses couleurs. Julien se promit d'y parvenir bientôt.

Mais ce n'était pas là chose facile. Denise Michel travaillait dans le plus grand secret et nul n'avait jamais pu voir son atelier. Elle avait fait construire une maison dans une banlieue chic de l'ouest de Paris, qui ressemblait plus à un blockhaus qu'à une demeure d'artiste. La façade était inviolable avec d'étroites fenêtres, des caméras de surveillance et probablement des détecteurs de présence et autres gadgets électroniques propres à décourager les visiteurs indiscrets ou les cambrioleurs les plus chevronnés.

Julien était venu visiter les lieux dans l'intention de pénétrer dans cet antre mystérieux, avait fait plusieurs fois le tour de la maison et avait conclu qu'il y avait peut-être un point faible dans les hauts murs qui fermaient le terrain sur l'arrière et qui cachaient probablement un jardin. Il s'en était ouvert à un ami d'enfance de son âge, Paul Ragusier, charmant camarade mais qui se livrait parfois à quelques cambriolages pour faire bouillir la marmite de sa mère et de ses nombreux frères et sœurs.

Paul aurait tout fait pour aider Julien qu'il admirait et il accepta sans difficulté d'étudier le problème. Après quelques repérages il lui annonça que la solution était évidente : ils entreraient tout simplement par la porte. Les caméras étaient placées trop bas, il suffisait de les aveugler avec un chiffon, les autres gadgets de protection paraissaient anciens et démodés. "Du bas de gamme sans aucune efficacité" ricana Paul. Julien n'en fut pas étonné outre mesure; la mère Michel était réputée pour être d'une avarice qui aurait surpris le grand Molière et elle avait dû serrer les prix après de multiples querelles avec ses fournisseurs. Tout allait donc pour le mieux et l'opération que les deux amis baptisèrent "intrusion" aurait lieu mardi prochain.

L'opération devait se dérouler à onze heures du soir, heure à laquelle le quartier devenait on ne peut plus tranquille dans cette zone privilégiée. Julien et son ami, coiffés de cagoules pour prévenir tout événement inopiné qui les amènerait à être vus se présentèrent discrètement devant la maison. En moins de trois minutes la porte était ouverte et les intrus se trouvaient dans une immense entrée agrémentée d'un escalier majestueux qui menait aux étages.

Une porte s'ouvrait à droite sur un couloir étroit qu'ils empruntèrent à la lueur de leur lampe électrique. Ils traversèrent plusieurs pièces sans intérêt, revinrent en arrière et aperçurent, sous un escalier, un passage étroit qu'ils n'avaient pas remarqué jusqu'alors. Le passage franchi, ils surent qu'ils avaient gagné leur pari : ils étaient dans l'atelier !

C'était une très vaste pièce faiblement éclairée, encombrée de toiles jetées en vrac le long des murs; une table près de l'entrée supportait un amoncellement de pots et de flacons contenant des ingrédients divers dont certains jetaient des reflets colorés. L'œil était attiré vers le centre de la pièce par un point lumineux éclairant une scène qui pétrifia Julien de stupéfaction :

Un énorme chat persan d'une blancheur immaculée était assis sur un guéridon, l'arrière train tourné vers une toile posée sur un chevalet. L'animal avait l'air placide et les regardait approcher d'un air indifférent. Il agitait sa queue dans des mouvements amples et irréguliers comme font tous les chats avec cependant une différence notable : à la queue était attaché un pinceau qui traçait sur la toile des volutes colorées.

Julien exultait, il tenait le scoop du siècle et allait connaître une célébrité précoce. Le peintre génial n'était pas la mère Michel mais son chat ! Il s'approcha encore et prit plusieurs photos de la scène avec son mini appareil sans utiliser le flash pour ne pas effrayer l'animal qui paraissait d'ailleurs presque flatté qu'on s'intéressât à lui. Il ronronnait béatement tout en continuant à peindre mais son ronronnement était couvert par un bruit plus âpre provenant d'un coin de la pièce : la mère Michel, affalée sur un canapé ronflait comme un feu de forge.

Julien eut alors une impulsion irraisonnée mais impérieuse, il allait enlever le chat et l'on verrait bien alors ce qui se passerait. Ou bien personne ne s'en apercevrait, ou bien la cote de la mère Michel, incapable de peindre par elle même s'effondrerait. Il attendrait un mois ou deux et publierait ensuite les photos pour confondre tous ces aigrefins de l'art. Il s'approcha doucement du chat qui se frotta à lui de contentement, détacha délicatement le pinceau de sa queue et prit dans ses bras l'animal qui en avait assez de peindre apparemment et se laissa emmener sans difficulté. Julien et Paul sortirent sur la pointe des pieds sans avoir réveillé la mère Michel qui ronflait toujours. Elle ne savait pas encore qu'elle avait perdu son chat !

Trois mois avaient passé depuis cette soirée mémorable et la mère Michel exposait. Le vernissage avait lieu, comme d'habitude, à la galerie Grandepince débordant de la foule qui assistait à cet événement. Mais on jasait, la mère Michel n'assistait pas à cette manifestation, on la disait très affectée par un cambriolage qu'elle avait subi quelques mois auparavant et dont elle demeurait gravement traumatisée. Elle ne peignait plus et les toiles exposées étaient les dernières de son stock.

Dumortier restait insensible à la morosité ambiante. Il était grandiose à son habitude et pérorait devant un auditoire composé d'un tiers de gogos prêts à admirer ce qu'on leur disait d'admirer, d'un tiers de sceptiques qui hésitaient entre louanger et décrier et d'un tiers de réfractaires qui ricanaient sous cape en qualifiant ces peintures d'adjectifs injurieux.

Il en arrivait à son morceau de bravoure habituel par lequel il décrivait la dimension philosophique et planétaire des œuvres exposées lorsque un brouhaha se fit entendre au fond de la pièce. Quelqu'un brandissait un journal, la rumeur enflait et cet exemplaire de l'Écho de Perpignan, journal jusqu'alors inconnu dans les cénacles parisiens, faisait le tour de la pièce. Julien avait enfin lâché sa bombe ! un plaisantin entonna comme il se doit la célèbre chanson "C'est la mère Michel qui a perdu son chat . . . " et le tumulte fut à son comble. Les uns riaient, d'autres se taisaient, effondrés. Dumortier sut que tout était perdu et réussit à s'éclipser avant d'être pris à parti par les amateurs d'art abstrait abasourdis par une nouvelle aussi stupéfiante. Qu'allait-il advenir ?

Le scandale atteignit une dimension inimaginable. En moins de trois mois, le marché de l'art contemporain s'effondra. Les galeries débordaient des toiles que les collectionneurs avaient sorties de leurs coffres en espérant s'en débarrasser avant que ce tsunami artistique atteigne son paroxysme. La galerie Grandepince fut la première à déposer son bilan et partout de par le monde les marchands d'art tombaient, atteints par le syndrome du château de cartes financier.

Les procès se mirent à fleurir. La SDAE (Société pour la Défense des Animaux Esclaves), fondée par l'ancienne diva Brigitte Crapot et opposée à toute forme d'exploitation abusive de l'animal, du chien d'aveugle au chien de berger en passant par la puce savante et les divers animaux de cirque, fut la première à réagir en attaquant la mère Michel en justice pour "esclavage animalier aggravé". En effet, non seulement la pauvre bête devait peindre toute la journée, mais on l'avait surprise en plein travail à onze heures du soir, bien en dehors des horaires légaux admis par la législation.

Bien entendu, la mère Michel intenta un procès à Julien et à son ami Paul pour cambriolage et vol d'un animal de compagnie à une personne âgée. Elle fut à son tour attaquée par un collectif de collectionneurs pour abus de confiance et tromperie sur la marchandise.

Enfin, la SPAA (Société des Peintres et Artistes Authentiques) militant farouchement pour la défense de l'art figuratif contre le dévoiement de la peinture contemporaine, ne pouvait laisser passer une aussi belle occasion. Elle attaqua en justice la galerie Grandepince, le critique Dumortier et la mère Michel pour abus de confiance et mystification artistique d'un public non averti.

Cette affaire avait pris une telle ampleur que la justice, d'ordinaire un peu lente, mit les bouchées doubles et activa le traitement de ces procès. Ils furent terminés en un peu moins de dix ans, délai remarquablement court pour juger des causes aussi complexes touchant à l'art, à la sociologie mais également aux rapports conflictuels entre l'homme et l'animal.

Julien écopa de trois mois de prison avec sursis ce qui n'eut aucune influence néfaste sur sa carrière de journaliste car sa renommée était désormais assurée. En revanche les Grandepince, Dumortier et Michel s'en tirèrent beaucoup moins bien car, outre les faits dont ils étaient accusés, le fisc découvrit à l'occasion de l'enquête, des dissimulations de bénéfices frauduleuses et des malversations financières diverses. Les frères Grandepince et Dumortier firent six mois de prison ferme ce qui ne suffit pas à les guérir comme nous le verrons plus loin. Quant à la mère Michel, son âge avancé et un état mental diminué par sa déconfiture artistique lui valurent l'indulgence du tribunal et le sursis, jugement qui ne put satisfaire les collectionneurs floués; mais ils eurent beau faire appel, justice ne leur fut pas rendue.

La SDAE fut fort justement déboutée car le chat de la mère Michel n'avait jamais été maltraité et son travail était fort bien rémunéré en pâtés et friandises diverses. Il fut cependant reconnu qu'il manquait d'exercice et avait tendance à l'embonpoint mais il n'y avait pas là matière à condamnation, le chat aurait pu moins manger s'il avait été moins gourmand. En revanche, remises en lumière par le procès, les positions extrêmes de la SDAE sur les chiens d'aveugles, de bergers, les puces savantes et animaux de cirque soulevèrent un tollé général et lui valurent des procès en retour qui l'obligèrent à cesser son activité. Brigitte Crapot vit désormais recluse dans un couvent du Sud de la France.

Mais ces procès ne sont rien face au bouleversement qu'allait connaître l'art contemporain. On découvrit enfin que l'animal possédait un sens artistique et faisait preuve d'une réelle intelligence, ce que n'avaient cessé de soutenir, contre les tenants de la supériorité définitive de la race humaine, les nombreuses associations qui militent pour la défense des animaux.

Aujourd'hui, ces querelles sont apaisées. Il est reconnu que l'art abstrait est désormais réservé à l'animal qui surpasse l'homme dans ce domaine par sa maîtrise du mouvement, sa sincérité et sa spontanéité. Les galeries animalières, réservées aux œuvres peintes par des animaux, ont fleuri un peu partout et l'une des plus célèbres est celle des frères Grandepince qui ont ainsi retrouvé une seconde jeunesse.

Dumortier triomphe à nouveau. Il court les vernissages auxquels sont parfois invités les auteurs, des animaux bien sûr, dans la mesure où leur taille et leur maintien l'autorisent. La peinture animale lui permet de varier à l'infini ses présentations car il peut comparer entre elles les qualités picturales des différentes races. Il vient d'ailleurs d'écrire un livre sur le sujet qui va faire autorité et sera couronné, dit-on, par l'Académie des Sciences. Ses déboires judiciaires sont oubliés et il est définitivement rentré en grâce auprès des cercles artistiques et mondains. Ceux qui assistent à ses vernissages commentés se divisent toujours en trois parts égales, les gogos, les sceptiques et les ricaneurs, mais on ne peut changer la nature humaine. Quelques humains vivotent encore d'une peinture abstraite de piètre qualité, mais le dernier d'entre eux est fort âgé et disparaîtra bientôt, ne laissant de cette époque révolue, qu'un lointain souvenir.

Julien est devenu rédacteur en chef d'un grand quotidien du soir. Il aime évoquer parfois avec ses amis les jours anciens de sa jeunesse, mais il ne s'intéresse plus guère à la peinture, . . . il a bien d'autres chats à fouetter.

FIN