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Je suis un loup-garou

Je suis un loup-garou et ce triste état m'a été révélé alors que j'avais dix-huit ans. Il y avait eu auparavant pendant mon enfance et mon adolescence, des prémices qui m'avaient inquiété mais je les considérais comme des incidents sans importance. Je vivais alors dans la ferme de mes parents dans cette région montagneuse où les loups étaient encore présents en cette fin de siècle, et les nuits de pleine lune, je me sentais pris d'une envie irrépressible d'aller errer dans les prairies et les bois environnant la ferme. Je me sentais alors fort, vigoureux et infatigable, l'odeur humide de la nature emplissait mes narines, me ravissait et j'éprouvais un sentiment de bonheur aussi puissant qu'inexplicable. Je pouvais courir des heures et me rouler dans l'herbe sans ressentir aucune lassitude, tous mes sens étaient aiguisés dans l'attente de quelque chose qui ne venait jamais mais que je sentais proche.

Je rentrais cependant avant que le jour se lève et me recouchais épuisé. Mes parents avaient surpris quelques unes de mes escapades nocturnes, et le médecin du coin auquel ils en avaient fait part avait conclu à des crises de somnambulisme qui cesseraient à l'adolescence. La vie continua ainsi sans qu'aucun incident notable vînt perturber la vie de la ferme.

Cher lecteur, toi qui ne crois pas aux phénomènes surnaturels, au diable, aux sorcières, aux démons, sache que cette histoire est vraie et je t'engage vivement à la lire jusqu'au bout. Peut-être alors comprendras-tu que tout n'est pas aussi rationnel et prévisible que la science, dans sa suffisance et son orgueil, voudrait nous le faire croire. Beaucoup de choses restent à découvrir et j'espère que mon histoire pourra stimuler les recherches dans ce domaine encore délaissé par nos savants incrédules.

Bien qu'élève médiocre, j'obtins mon certificat d'études à la grande satisfaction de mes parents, heureux de me voir enfin libre pour participer aux travaux de la ferme. Mon père vieillissait et avait besoin de bras plus jeunes pour les travaux quotidiens d'un domaine qui n'était certes pas très grand mais donnait beaucoup de peine : douze vaches, quelques cochons, une basse-cour, des prairies, des champs où poussait un peu de blé, de seigle, d'orge, une petite vigne. Cela faisait trop pour mon père, ma mère, son vieil oncle et un commis dénommé Lucien, ancien soldat qui savait tout faire mais avait la fâcheuse habitude de disparaître périodiquement pour aller se soûler au village voisin d'où on le ramenait parfois ivre mort et sérieusement endommagé par les bagarres auxquelles il adorait participer.

La chose se produisit alors que j'avais dix-huit ans comme je l'ai dit plus haut. Je l'appelle la chose car je ne trouve pas de terme assez précis pour désigner cet épouvantable événement qui a marqué ma vie et l'a fait basculer dans l'horreur et l'épouvante.

Nous étions en été et la pleine lune éclairait un paysage paisible, plein des bruits familiers de la nuit, cri de la hulotte, chant lointain d'un crapaud, vibration cristalline des courtilières et des grillons. Comme d'habitude, j'étais sorti à l'appel de cette nature qui me ravissait mais ce soir là, je me sentais remué par un étrange bouleversement interne qui aiguisait mes sens et me trouvais en communion parfaite avec ce qui m'entourait. J'ôtai peu à peu tous mes vêtements et me mis à courir nu dans les herbes humides, pressentant que la chose allait arriver. Mon excitation grandissait et je sentais mes muscles se tordre comme mus par une force interne qui bouleversait mon corps. Je vis soudain mes membres s'allonger et se couvrir d'un duvet qui devint rapidement une fourrure grise, mes doigts se muaient en griffes et ma mâchoire s'allongeait pour accueillir des dents transformées en crocs redoutables. Je me retrouvai à quatre pattes et me mis à galoper comme un animal car j'étais en effet devenu un animal. Je m'arrêtai net et, campé sur mes pattes puissantes, je poussai un long hurlement auquel répondit une meute de loups dans le lointain.

Des brebis dormaient ça et là en cette période estivale qui les laissait libres dans la montagne. A leur vue, je fus pris d'une rage destructrice et me ruai sur la première qui se trouvait à ma portée. La pauvre bête essaya de se relever pour fuir avec un bêlement de terreur, mais je lui tranchai la gorge d'un coup de dent avec une facilité stupéfiante qui me ravit, car ma transformation en loup, loin de me troubler me paraissait à présent naturelle, et je me mis à la dépecer. Le goût du sang qui jaillissait des entrailles fumantes de la bête me rendait ivre d'une fureur incompréhensible qui atteignit un tel paroxysme que je finis par m'évanouir.

Je m'éveillai un peu avant l'aube, redevenu homme mais couvert de sang, horrifié de ce qui était advenu pendant la nuit. Mon premier réflexe fut de me relever et de fuir ce lieu maudit, mais je réalisai que j'étais nu. Je rassemblai alors mes vêtements, m'aspergeai de l'eau d'un ruisseau pour faire disparaître ces horribles stigmates rouges, me rhabillai et courus pour rejoindre la ferme avant le lever du soleil. A dater de ce jour, je vécus dans la hantise de voir ma transformation en loup se renouveler. J'espérai d'abord qu'il s'agissait d'un phénomène unique et pathologique qui ne se reproduirait plus mais je dus vite déchanter.

Chaque nuit de pleine lune, la même scène se reproduisait. Je partais dans la campagne, longeais le bois près duquel se dressait le château de l'Horm, au sommet d'une falaise, et courais dans les champs jusqu'à ma mutation en animal qui me faisait retourner à l'état sauvage, à la recherche de brebis innocentes à égorger.

Un soir, à l'approche du bois, une meute d'une quinzaine de loups surgit et s'enfuit à mon approche. La vue de ces animaux me remplit d'une joie curieuse comme si j'avais retrouvé des frères de race perdus de vue depuis longtemps. Ma transformation eut lieu comme d'habitude mais un fait nouveau et inattendu se produisit. La meute de loups reparut et se dirigea vers moi en donnant tous les signes de la soumission à un être d'essence supérieure. Ils me reconnaissaient comme leur chef de meute et me suivirent dans une course à travers les prairies qui me remplit d'une jouissance sauvage comme si j'avais retrouvé ma vraie nature. Ce soir là nous égorgeâmes cinq brebis et je repris la route de la ferme plus épuisé et sale que jamais.

J'étais si fatigué que je tombai sur le bord du chemin et j'étais sur le point de sombrer dans un sommeil sans fond lorsque le bon Lucien parut, me releva et me conduisit à la ferme. Il m'expliqua qu'il savait désormais quelle était ma vraie nature : il m'avait suivi et avait assisté une fois à ma transformation, pas surpris outre mesure car son enfance avait été bercée par les histoires de sorciers, de fées et de loups-garous qui couraient dans les campagnes et que l'on se racontait le soir à la veillée.

Mes sorties nocturnes se déroulaient à présent selon un rituel immuable. Je retrouvais mes frères loups en passant près du bois du château et nous partions pour des équipées sauvages au cours desquelles nos hurlements terrorisaient les bergers qui, malgré leurs chiens, n'arrivaient plus à protéger leurs brebis que nous décimions plus par jeu que pour assouvir notre faim.

Les fermiers de la région étaient exaspérés de voir leurs troupeaux massacrés. Ils faisaient à présent des rondes nocturnes régulières, organisaient des battues qui n'aboutissaient à rien. Les loups demeuraient insaisissables.

De plus, des bruits commençaient à courir à mon sujet. On m'avait vu au petit matin courir vers la ferme l'air hagard, on avait remarqué que les loups semblaient toujours sortir du même bois en même temps que moi et je devais être de plus en plus prudent pour cacher mes transformations. On me soupçonnait de diablerie maléfique et lorsque la rumeur s'installe, rien ne peut plus l'arrêter.

Mes pauvres parents étaient enfin au courant de mon état. Lucien leur avait parlé et ils craignaient à présent pour ma vie. Avec raison malheureusement car, par une claire nuit de juillet, notre meute de plus en plus enhardie par son impunité, se laissa surprendre par des paysans embusqués qui ouvrirent le feu avec leurs fusils de chasse et lancèrent leurs chiens à nos trousses. Notre groupe s'enfuit sans difficulté et tua deux chiens. J'abandonnai mes frères loups et courus vers la ferme.

Lorsque je fus redevenu homme, le temps de ma transformation avait permis à trois des paysans qui me poursuivaient de me rattraper, et ils étaient sur mes talons au moment où j'arrivais en vue du bois. Ils avaient toujours leurs fusils et je savais que ma vie ne tenait plus qu'à un fil. Mais une fois encore Lucien était là; il attendait mes poursuivants caché derrière un arbre et réussit à les mettre en fuite grâce à sa force et à son agilité incroyables. J'étais sauvé, mais pour combien de temps ? Bien que personne ne m'eût réellement vu à part Lucien, tout le monde était désormais persuadé que j'étais un loup-garou, ma capture et ma mise à mort n'étaient plus qu'une question de temps. Je dois à présent revenir sur quelques épisodes heureux de mon enfance et de mon adolescence. Le château de l'Horm dont j'ai déjà parlé appartenait au comte du même nom, personnage étrange et controversé dans le pays. Il était grand, maigre et osseux, d'aspect assez rébarbatif, mais avec un fond de bonté dans le regard. Il vivait dans le château avec quelques domestiques et sa fille Clélie qui ne se montrait jamais. Je l'avais aperçue parfois, se promenant en haut des remparts et je la considérais un peu comme une inaccessible princesse de conte de fées.

Le château du comte

Le château datant du moyen-âge avait été maintes fois remanié; il avait encore fort belle allure mais sa silhouette restait un peu effrayante à la nuit tombée. Le comte possédait d'assez nombreuses fermes dont le rapport lui permettait d'entretenir dignement sa demeure. Il était diversement considéré dans le pays. Certains, dont ses fermiers, le trouvaient bon et juste. Ces derniers s'avouaient heureux d'avoir un maître dont ils n'avaient jamais eu à se plaindre. D'autres en avaient peur. On disait qu'il avait passé une grande partie de sa vie aux Indes d'où il avait ramené des pratiques diaboliques. On disait aussi l'avoir surpris rodant la nuit dans les bois qui entouraient le château alors que le hurlement des loups retentissait dans le voisinage. Il avait perdu son épouse dans des circonstances peu claires et d'aucuns prétendaient qu'il était pour quelque chose dans sa disparition.

Mais ce n'étaient sans doute là que des racontars, de ces méchantes rumeurs que les mauvaises langues colportent dans nos campagnes un peu arriérées. Pour ma part, je n'avais pas à m'en plaindre. Il organisait souvent des goûters pour les enfants des fermiers. Bien que notre ferme fût indépendante du château, j'y étais invité et je garde un souvenir joyeux de ces après-midi passés dans le jardin du château à manger des mets exquis et à boire de délicieuses boissons dont la recette venait sans doute des Indes comme disaient, on ne sait pourquoi, les enfants qui s'en délectaient. En outre, le comte m'avait pris en affection et me faisait clairement sentir par de multiples attentions, que j'étais son préféré.

Et la nuit terrible arriva, une nuit qui restera à jamais incrustée dans ma mémoire. C'était en décembre, le froid était insupportable, le sol craquait et les arbres, ployant sous le givre, surgissaient comme des fantômes blancs au gré de notre course sans but. Les brebis étaient bien au chaud dans leurs bergeries et nous ne pouvions plus nous adonner au jeu de massacre qui avait enchanté notre été.

Les proies étaient rares et mes frères loups venaient parfois près des fermes pour essayer de saisir quelque poule égarée ou quelque lapin pris dans un piège. Cependant, c'était toujours par jeu, ils ne paraissaient pas avoir faim, quant à moi évidemment je ne chassais pas pour manger. Jamais jusqu'alors nous n'avions attaqué l'homme. Les loups ont peur de l'homme et, même dans mon état animal, je n'aurais jamais éprouvé l'envie de m'en prendre à ceux qui demeuraient ma seconde ou ma première nature.

Mais le hasard frappe toujours là où l'on ne l'attend pas. Une jeune bergère rentrait à la nuit vers sa ferme au retour de quelque course qui l'avait retardée et laissée dehors à cette heure tardive. La meute fut soudain prise d'une frénésie meurtrière peut-être provoquée par le froid qui forçait à se dépenser et à s'agiter et, à ma grande stupeur je réalisai que je partageais cette excitation. Avec un hurlement fou, je me précipitai à la poursuite de le jeune fille suivi de la meute en furie.

Je n'ose imaginer ce qui se serait passé si nous avions été plus loin de la ferme. Les paysans, prévenus par les hurlements des loups et les cris de la bergère étaient sortis et des coups de feu claquaient à présent en même temps que les aboiements des chiens qui nous poursuivaient se faisaient entendre. Comme d'habitude, nous nous échappâmes sans difficulté; deux molosses qui nous poursuivaient avec la stupide obstination de leur race furent mis en pièce mais un loup avait été tué et j'étais blessé à une patte arrière.

J'abandonnai la meute et galopai vers la ferme avec difficulté. Redevenu homme à la hauteur du bois, je réalisai que ma jambe saignait, que je pouvais à peine marcher et j'eus la plus grande peine à me rhabiller après avoir récupéré mes vêtements à l'endroit où je les laissais d'habitude. Les poursuivants m'avaient rejoint et j'entendais leurs cris de fureur se rapprocher. Cette fois j'étais perdu car je me trouvais encore trop loin pour pouvoir atteindre la ferme avant que l'on me rattrape !

Le château du comte

Une inspiration soudaine me fit alors me diriger vers le château. Là je trouverais un abri, le comte ne me laisserait pas dehors à la merci de ces paysans en furie. Surmontant ma douleur, je réussis à atteindre la porte du château avec mes poursuivants sur mes talons. La porte était impressionnante, lourde en bois massif, avec d'énormes clous de fer incrustés. Je saisis le marteau et cognai désespérément de toutes mes forces. Après un temps qui n'en finissait pas, elle pivota avec un grondement sourd alors que les premiers coups de feu claquaient et que des plombs venaient s'écraser sur le mur.

Je me précipitai à l'intérieur et me trouvai face à. . . Clélie, la fille du comte. Je ne l'avais pas vue depuis longtemps et je restai immobile devant la beauté de cette enfant devenue jeune fille, qui me regardait avec gravité et un peu d'étonnement, le visage encadré par des volutes de longs cheveux noirs et soyeux. Avec calme et détermination, elle repoussa violemment le battant et ferma le verrou alors que les paysans hurlaient en cognant la porte de la crosse de leurs fusils. Le comte apparut alors au bas du grand escalier en volute de l'entrée. Il était sombre, paraissait fâché et son visage acéré, loin de refléter la bonté, se contractait dans une demi-grimace de contrariété. Il s'adressa durement à sa fille :

"Clélie, je t'avais bien recommandé de ne jamais te montrer à des étrangers, retourne immédiatement dans ta chambre."

La jeune fille, sans paraître effrayée le moins du monde, se retira après m'avoir lancé un regard dans lequel je crus lire de l'intérêt, de l'affection et peut-être même un sentiment plus doux et plus profond.

Le comte rouvrit ensuite la porte et fit face aux paysans qui se calmèrent aussitôt tout en réclamant qu'on leur livrât le loup-garou. Le comte les toisa avec mépris :

"Imbéciles, êtes vous donc des femmes ou des enfants pour croire encore aux loups-garous. Rentrez chez vous. J'organiserai bientôt une grande battue pour en finir avec les meutes de loups qui vous terrorisent. Vous n'avez jamais été capables d'en attraper un seul, mais je vais vous montrer comment on doit s'y pendre."

Les paysans finirent par se retirer en grommelant des injures et des malédictions et la porte se referma lourdement, poussée par le comte qui fit claquer le verrou en me regardant sans aménité. Son attitude m'étonnait car il m'avait toujours traité avec bonté et j'avais l'impression de me trouver en face d'un personnage différent de celui que j'avais connu.

"Qu'as-tu à roder dans les bois par un temps pareil, on va te soigner, tu pourras te reposer et ensuite retourner chez toi."

Il appela une vieille servante qui, après avoir pansé ma jambe avec habileté et m'avoir fait boire et manger, me conduisit dans une chambre où trônait un lit à baldaquin dans lequel je m'effondrai et sombrai dans un sommeil de tombe. Lorsque je m'éveillai, je n'étais plus dans le lit à baldaquin, une clarté incertaine venue d'un soupirail éclairait ce qui semblait être une cave ou plutôt une sorte de prison aux murs délabrés, fermée par une énorme grille laissant apercevoir un couloir sombre et étroit. Je me frottai les yeux pour m'assurer que j'étais bien réveillé et sentis alors une forte odeur de fauve en même temps que je percevais des grognements atténués par l'épaisseur des murs. J'étais vraiment en prison et une bouffée d'angoisse me submergea.

Un pas traînant se fit entendre, la vieille servante apparut derrière la grille et glissa par dessous un pichet d'eau et un morceau de viande rouge grillée. Je me précipitai sur la nourriture pour calmer la faim et la soif qui agressaient mon estomac. La viande était mangeable mais l'eau avait un goût étrange et délicieux, celui des boissons que le comte donnait aux enfants lors des goûters servis dans le jardin du château.

Je me mis à marcher dans la prison, mon angoisse ne cessait de monter, qu'allais-je devenir, qui m'avait emprisonné, le comte ? je ne pouvais y croire. La journée me parut interminable et, lorsque la nuit tomba enfin je m'allongeai sur une paillasse posée dans un coin à même le sol en espérant trouver le sommeil.

Mais il ne vint pas et, bien qu'on fut loin de la pleine lune, je vis ma transformation en loup s'opérer sous mes yeux horrifiés. Mué en bête, je ne pouvais supporter de me voir confiné dans cet espace étroit et me mis à tourner en hurlant et en écorchant mon pelage aux murs, puis je perdis connaissance. Lorsque je m'éveillai, couvert de blessures, le comte était devant moi derrière la grille et me regardait d'un air menaçant. Sa physionomie était effrayante et n'avait plus rien à voir avec l'air bienveillant qu'elle montrait autrefois. Son Å“il brillait d'une lueur jaune et un tic grimaçant agitait son visage. Il parla alors et sa voix était rauque et cassante :

"Vois-tu, le loup est la race la plus noble qui ait jamais existé et je lui ai consacré toute ma vie. Par des croisements subtils j'ai réussi à obtenir les spécimen les plus robustes, les plus agiles et les plus intelligents.

Tu croyais sans doute, comme tous ces paysans ignorants, que les loups qui déciment vos brebis étaient sauvages, mais non, ce sont mes loups, ils sont là dans ce château, ce sont eux que tu entends et que tu sens à présent.

Mais je vais, grâce à toi, franchir une nouvelle étape, croiser l'homme et le loup pour obtenir un fauve redoutablement intelligent qui chassera bientôt l'homme de ces contrées. Elles redeviendront libres comme aux temps primitifs et je règnerai sur ce nouveau paradis de l'animal et de la nature."

Le comte fut alors secoué par un éclat de rire caverneux montrant clairement que cet homme était probablement devenu fou, mais un fou particulièrement redoutable en vérité. Il continua son discours et mon angoisse augmentait au fil de ses paroles.

"Tu vas devenir loup définitivement, mais un loup comme on n'en a encore jamais vu, tes transformations successives et provisoires jusqu'à présent ont montré que mes espoirs allaient se réaliser au delà de mes espérances. Cette mutation magique en animal est produite par la boisson que tous les enfants adorent et que j'ai patiemment élaborée à partir d'ingrédients ramenés des Indes, mais tu es le seul à t'y être montré réceptif jusqu'à présent, sans doute de par ta nature plus sauvage et indépendante que celle des autres, soumise et moutonnière.

N'aie pas peur, ton sort est enviable, mieux vaut être un animal magnifique et libre qu'un pauvre paysan obligé de trimer à longueur de journée.

Tu vas rester enfermé jusqu'à ta mutation définitive, alors tu conduiras ma meute dans la montagne que tu purifieras de la présence humaine. Je viendrai te voir tous les jours !"

Et le comte disparut dans le couloir qui résonna de son rire dément. Je m'enfonçai alors dans une longue nuit d'épouvante. Ma transformation en loup devenait plus fréquente et se produisait parfois de jour. Je sentais que peu à peu je mutais à l'état de bête et, par moments, j'appelais de mes vÅ“ux cette mutation : qu'elle devienne définitive, que je finisse de souffrir en conservant un seul état, ne plus avoir à me demander à quel moment j'allais passer d'homme à animal, rejoindre enfin mes frères les loups et courir librement avec eux dans la forêt.

Parfois, au contraire, je reprenais espoir, depuis combien de temps étais-je enfermé ? mes parents devaient me chercher, Lucien devait courir les bois pour me retrouver, les soupçons qui pesaient désormais sur le château allaient les alerter.

La nuit, j'entendais le comte libérer sa meute pour l'envoyer dans la campagne perpétrer ses ravages et le hurlement des loups me laissait frémissant de terreur sur ma paillasse. Le jour parfois, les cris des paysans se faisaient entendre autour du château, apparemment leur méfiance n'avait pas disparu et c'est peut-être de là que viendrait mon salut. Le comte avait toujours réussi à les calmer jusqu'à présent mais la révolte grondait et s'amplifiait à mesure que l'existence d'une meute captive devenait de plus en plus évidente.

Je continuais à absorber la nourriture et les boissons diaboliques qu'on me servait, sachant qu'elles aggravaient mon état de jour en jour, mais comment faire autrement ? je ne pouvais pas me laisser mourir de faim. Le soupirail laissait passer une lueur grisâtre, le jour venait de se lever et j'étais en train de me réveiller, fourbu et désespéré lorsque j'entendis des cris. Cette fois, ils venaient de l'intérieur du château car ils étaient tout proches, les paysans avaient envahi la demeure et le comte hurlait pour tenter de les chasser, je reconnaissais distinctement sa voix mêlée aux vociférations de la foule.

J'entendis soudain un pas léger dans le couloir et Clélie apparut portant un trousseau de clés. Un espoir fou m'envahit lorsque je la vis ouvrir la grille et venir vers moi avec un visage inquiet mais dur, déterminé et volontaire.

"Vite, vite, venez, mon père est devenu fou, il est en train de lâcher les loups pour chasser les paysans qui occupent le rez-de-chaussée."

Avant d'avoir pu revenir de ma surprise, j'étais entraîné dans le couloir et nous empruntions un escalier qui nous conduisit dans une aile du bâtiment. Nous nous trouvions dans une grande salle basse lorsque des hurlements proches et la voix du comte se firent entendre.

"Vite, les loups, il a lâché les loups ! il faut monter sur les remparts, je connais bien le château, nous pourrons nous enfermer sur le chemin de ronde en verrouillant les portes des tours d'accès."

Alors une course folle commença ; le comte nous avait aperçus et excitait ses loups pour les lancer à notre poursuite.

"Haro ! Haro ! Clélie ma fille tu m'as trahi, mes loups vont vous mettre en pièce ! Haro ! mes petits dépecez-les, dévorez-les !"

Nous montions les escaliers de la tour la plus proche à toute vitesse, ils étaient étroits et mal commodes, le comte était âgé et aurait de la peine à les gravir mais les loups se rapprochaient, apparemment, ils ne me reconnaissaient pas sous ma forme d'homme et notre vie ne tenait plus qu'à un fil.

Les marches défilaient sous mes pas et le souffle me manquait mais je ne pensais plus qu'à une chose, tout m'était égal, j'aimais Clélie comme un fou ! Nous arrivions enfin en haut de la tour à l'entrée du chemin de ronde mais la porte n'avait plus de verrou !

"Vite ! à l'autre tour !"

Et Clélie m'entraîna en courant sur le chemin de ronde, les loups étaient en haut de l'escalier et allaient bientôt nous rattraper lorsque nous arrivâmes à la deuxième tour dont nous pûmes verrouiller la porte. Nous les entendions s'agiter et grogner derrière le panneau de chêne; le comte arrivait et poursuivait ses imprécations.

"Vite redescendons !"

et Clélie et moi nous engouffrâmes dans le second escalier pour bientôt nous retrouver au rez-de-chaussée. La pagaille était indescriptible, les paysans étaient en train de saccager le château et avaient commencé à mettre le feu à l'aile où nous nous trouvions.

Trois d'entre eux nous aperçurent,

"Les voilà, les voilà ! la sorcière, la fille du comte ! rattrapez-les !"

Clélie me tira dans un couloir étroit dont elle verrouilla la porte et très vite nous étions à l'air libre en train de fuir cet épouvantable spectacle.

Le château brûlait, sur les remparts les silhouettes du comte et de ses loups s'agitaient en ombres chinoises, il avait dû condamner les portes pour échapper aux paysans qui l'avaient poursuivi dans les escaliers. Désormais il était trop tard, il ne pouvait plus revenir en arrière, l'incendie enveloppait les murailles, il allait périr avec sa meute.

Du haut d'une colline où nous avions fait halte pour reprendre nos forces, nous contemplions au loin les lueurs rouges du brasier gigantesque qui allait engloutir le château; Clélie se serrait contre moi et je savais que je ne la quitterais plus.

Beaucoup de temps a passé depuis ces scènes affreuses; Clélie et moi sommes mariés et vivons ensemble dans la ferme qui est désormais la nôtre avec deux beaux enfants, un garçon de six ans et une fille de quatre ans. Les esprits se sont apaisés, les paysans ont compris que nous n'étions pour rien dans leurs malheurs mais gardent cependant une certaine méfiance à notre égard; elle s'estompera peu à peu, nous l'espérons.

Les êtres chers nous ont quittés, mes parents et Lucien reposent dans le petit cimetière du village. Personne n'est jamais revenu dans le château, ses ruines noircies se dressent isolées au milieu de la clairière, on préfère en général éviter cet endroit. Quelques loups subsistent dans la montagne mais ils ne font plus guère de ravages et les paysans ont appris à vivre avec eux.

Mes transformations en loup surviennent encore de temps en temps à l'improviste mais elles sont de moins en moins fréquentes. Clélie m'enferme alors dans la grange en attendant que je reprenne figure humaine.

Ma dernière crise remonte à présent à un an et je commence à espérer que ce cauchemar va définitivement se terminer, que l'effet des drogues maudites va s'atténuer et disparaître à tout jamais. Mais lorsque je suis seul et me prends à rêver, une question revient sans cesse, suis-je toujours un loup-garou et nos enfants hériteront-ils de cette malédiction ?

Clélie et moi allons souvent nous agenouiller devant la Vierge dans la petite église du village et nos prières, toujours les mêmes, montent désespérément vers le ciel.

FIN